Lundi 21 Août 2023
Le lendemain de mon arrivée Nulle part, aux prémices de l’aube, je suis allée discuter avec Psyché.
- Bonjour ma chérie ! Enfin !
- Hey l’américaine ! Tu en as mis du temps. Oh ! On a les mêmes marques de cuisson du soleil sur la peau !
- Si tu savais. C’était une belle galère de te rejoindre. Tu n’imagines pas les situations tordues que j’ai dû gérer.
- Oui eh bien si tu crois que t’attendre ici c’était mieux !
- Oh ça va. Tu connaissais ton rôle et tu étais d’accord pour partager cette performance avec moi. Moi je marchais et je racontais, toi tu faisais image. Comme un symbole fragile du monde en sursis. Tu cristallises notre impuissance devant le désastre. Tu es la poésie de la fin qui nous attend si rien ne s’annonce. Tu es la révolte en éveil. Farouche comme une maman chatte sauvage qui défend ses petits. Guerrière sans armure.
- Ahahah, rien que ça. Bon alors racontes ! C’est comment par l’Ouest ?
- Oh là là, rien à voir avec l’année dernière. C’était beau ! Franchement, c’était rude à en pleurer, mais tellement magistral. Si tu avais vu les paysages, les montagnes, les déserts. Le soleil qui se lève, c’était chaque jour un truc de fou, la lumière, c’était dingue, même au cinéma tu ne peux pas montrer ça, tu vois, ce serait hors-cadre, hors-tout, impossible de régler le diaph, tu es comme dans l’image, et tout se révèle, chaque minute ça change, un truc à rendre les peintres fous. Et tu te sens puissante, juste à cause de la lumière, des couleurs, c’est un émerveillement total.
- Oui, je peux le voir dans tes yeux que tu es encore immergée dans ces images. Tu fais presque peur ! Ici aussi, tu as vu cette lumière de fou ? On se croirait en studio. Difficile de croire qu’il n’y a pas une grosse équipe d’éclairagistes autour de nous. Juste le soleil et un vieux réverbère. Nulle part.
- Oui, c’est magique. Et tu sais, cette fois j’ai vu plus d’animaux vivants que morts. J’ai même nagé à côté d’une tortue.
- Tu as vu des coyotes ?
- Ben non, juste un, crevé au bord de la route, quand j’étais sur des terres apaches. Mais je les ai entendus souvent. Au lever et au coucher du soleil. Ils chantent toujours en bande. Ce n’est pas très mélodieux. C’est un mix entre des jappements de chiots et le hurlement des loups. Mais je t’assure, cela rend humble de les entendre. Tu ressens un truc sauvage.
- Oui je vois, j’en ai entendu ici aussi. C’était un peu flippant, tu te sens encore plus seule et vulnérable.
- Rooo tu sais, j’ai passé une nuit incroyable au fond d’un canyon. Il n’y avait pas d’humains à des kilomètres à la ronde, c’était la pleine lune. Le silence était colossal. C’était impressionnant. Quand je suis sortie de ma tente pour aller pisser, la silhouette des montagnes tout autour de moi, et le ciel constellé d’étoiles, ça m’a fait un vertige. Un truc bizarre. Ne te moque pas, mais, comme une connexion cosmique, tu vois, te sentir appartenir à l’univers. Te sentir ultra vivante, mais en même temps rien.
- Oui, ben moi je ne pouvais même pas regarder les étoiles dans ta fichue position d’abandon. Mais rester 1 an Nulle part, ça fait un genre de vide cosmique aussi ! Quand j’entendais les infos que tu m’envoyais, c’était terrible. J’ai tellement pleuré que la pelouse est restée verte malgré la canicule.
- Oh tu m’étonnes, ça brûle partout dans le monde, c’est un cauchemar. On a dépassé les limites. Il y a vraiment urgence. Mais heureusement, maintenant en France, il y a un numéro vert spécial canicule.
- Vive la France.
- À Phoenix, c’était extrême. Tous les records ont été battus. Il faisait 47 degrés quand je suis arrivée. Depuis des jours. Et ça continue.
- 47 ?!
- Oui, tu ne peux plus respirer. L’eau coule brûlante des robinets. La température reste élevée la nuit. Sans la clim, tu ne survis pas. J’ai dû changer tous mes plans pour m’adapter. C’était de la folie de marcher dans ces conditions. Tout le monde me le disait. J’ai dû faire des détours, inventer sans cesse, prendre des bus. J’ai même pris le train ! J’ai passé des heures et des heures à m’abîmer les yeux sur des cartes pour fabriquer de nouveaux itinéraires qui ne finissaient pas dans des impasses. Aurélie m’a aidée à fond. Heureusement. À certains moments j’ai pensé que je ne pourrais plus avancer. J’étais coincée. J’ai beaucoup moins marché, tu sais, par rapport à l’année dernière où j’enquillais 25 à 40 kilomètres tous les jours. Là c’était impossible. J’ai eu du mal à faire le deuil de ça. De ne pas marcher sur toute la ligne. Mais c’était réellement une question de survie. Tu sais, je travaille toujours aux limites. Je ne suis pas Sarah Marquis qui creuse dans le désert pour trouver de l’eau, tue un perroquet et le mange pour ne pas mourir de faim. Je suis juste Madame Tout-le-monde qui va Nulle part.
- L’important c’était que tu arrives ! Oh je suis contente de te voir. Tu n’en as pas marre des États-Unis ?
- Crois-le ou non, en fait, j’adore ce pays. C’est plein de contradictions, je sais, après tout ce que j’ai vu, de dire ça. Mais je comprends de mieux en mieux les gens. Le système. La situation. Les excès. La folie. La démesure. La survie. La rudesse. Pourquoi la foi est si présente et ostentatoire. Pourquoi on se nourrit si mal. J’aime l’Amérique car tu ne sais jamais ce que tu vas découvrir de loufoque, de grandiose ou d’ignoble. C’est tellement gigantesque. Comparativement, la superficie de la France c’est 5,6% des États-Unis. D’un état à l’autre, c’est comme une autre planète. Tu peux passer ta vie à sillonner ce pays. Et cela ne suffirait pas. Je sais déjà que cela va me manquer dès que j’aurai retrouvé mon quotidien. Le son des trains. La ligne d’horizon à 360°. L’odeur des grands pins. Les motels. La langue. Mais mon visa m’a été délivré pour 10 ans alors… Il y a tellement de kilomètres et de kilomètres carrés de forêts et de déserts non-habités, non-habitables, comme à l’infini, que tout est possible. Tous les scénarios. Peut-être même que le Big Foot existe tu vois, c’est possible.
- Non mais n’importe quoi ! Cela ne t’a pas aidée tous ces jours dans le pays des fake news.
- Bon ça va, je ne t’ai même pas raconté une once de mes galères. Ça a commencé dès le début de toute façon. Werner n’est pas arrivé à l’aéroport. Tu n’imagines pas la panique. Je suis montée dans les tours sévère. Après, toutes les embûches me semblaient futiles. Je relativisais. Un jour après l’autre. Day by day. C’était mon leitmotiv. Au passage, chez Air France, ce sont de bons gros arnaqueurs. Pendant les 3 jours où j’ai péniblement attendu Werner, on me disait au téléphone que tous les frais occasionnés par ce retard de bagage seraient remboursés. Achats de première nécessité, nuits de motel pour attendre… Et en fait, rien, pas 1 centime. Après des d’échanges à n’en plus finir avec un robot en ligne, envoi de factures, le dossier a été clos sans explication. Plus jamais Air France. Bref, je ne vais pas m’énerver à nouveau, j’allais te parler de positivisme !
- Ton fameux apocalyptoptimisme ?
- Mieux encore. Tu sais, avant de partir, je disais que cette marche miroir, par l’Ouest, serait teintée d’optimisme. Que je ne marcherais pas dans un total désenchantement, comme l’année dernière. Au début, cela n’a pas été facile. Je trichais dans mes textes. Je forçais le trait en mode tout va bien. Puis cela a été naturel. Cela m’a appris à changer mon regard. À voir du beau. Sans nier l’horreur et les envies de vomir, bien sûr, la lutte sera toujours nécessaire et vitale, mais juste être focus sur l’essentiel. Faire suer les cons et les fachos, oublier les gens jaloux, malhonnêtes, intéressés, et s’appuyer et prendre soin de son intégrité, de l’amour de ses proches, des amitiés fidèles et sincères. Cela rend plus fort. Tu sens du possible, des perspectives. Jouer à être positive, cela m’a rendue positive en vrai. Je t’assure, je le vois l’espoir.
- Ben alors là tu m’épates. La bouffe de station-service et tous les trucs sous plastique, le nationalisme, le racisme sous toutes ses formes, le repli sur soi, la surconsommation, tu vois de l’espoir dedans ?
- Oui mais non pas ça. Pas comme ça. Juste regarder autrement. Tu deviens dingue sinon, tu ne vis plus. Être toujours dans la colère ça te tue. Ça te ronge. Ça te rend con aussi. Hurler dans un musée qui fait la propagande du nucléaire, ce n’est pas constructif. Cela soulage, mais ne sert à rien. Ça te file de l’aigreur. Et il n’y a rien de pire que d’être aigrie. Atteindre l’Autre. Faire des éclipses. Faire événement de l’ordinaire. J’ai rencontré des personnes magnifiques, tu sais. Très peu, mais juste assez pour sentir que tout n’est pas pourri. C’est là qu’est l’espoir. Dans l’échange. Il faudrait que tu rencontres Michael. Mon petit Google. Jamais je n’oublierai cet homme. À 80 ans, il irradie d’humour, de force, d’intelligence et d’espoir. Perchés sur la montagne qui domine Palm Spring, dans un îlot de fraîcheur qui berne la canicule, nous étions si bien avec nos rires, notre petit cognac et nos chips. Refaisant le monde à notre envie. Profitant de chaque instant comme du dernier. On s’écrit encore, tu sais. Souvent des échanges de citations. Du Bukowski la plupart du temps. Une des dernières reçue est de René Daumal « One cannot stay on the summit forever, but there is a way of living, lower down, in light of what one has seen above. »
- C’est beau. De la poésie française en anglais !
- Oui, et regarde, ça c’est Tim. Il est Ranger dans un State Park, là où il y a un lac fabuleux, dans lequel j’ai nagé à outrance. Probablement un des souvenirs qui restera ancré à jamais. Tu as vu ce sourire ! Cet homme est d’une gentillesse exceptionnelle. Il m’a alimentée en eau et en prévenance pendant plusieurs jours. Ces 2 mois, j’ai bu plus de 150 litres d’eau et je n’ai pris qu’une seule fois l’apéro ! Avec une femme que j’ai adorée, Katharina, une allemande éleveuse de chevaux. Ultra amoureuse d’un homme mexicain. À Quemado. Tu sais, là où il y a le Lightning Field.
- Ah oui, la pièce avec les orages ?
- Oui, d’ailleurs, cette fois, pas un seul orage, je n’ai utilisé ma cape de pluie qu’une seule petite fois.
- Ça alors, c’est dingue, alors que de l’autre côté, on aurait pu mourir 10 fois sous les tempêtes !
- Oui mais à la place, j’ai fait une insolation. Juste avant d’arriver. Je ne souhaite cela à personne. Ça fait très peur. Et très mal !
- On peut dire qu’on a eu de la chance non, d’être entière toutes les deux à l’arrivée ?
- Je ne sais pas si c’est de la chance. On a fait ultra-attention à tout tout le temps. Et on y a cru.
- « We are here to drink beer. We are here to kill war. We are here to laugh at the odds and live our lives so well that death will tremble to take us.»
- Bukowski !
- Yesssss !
- Il m’a accompagné tout le temps tu sais. J’ai commencé cette aventure en retournant sur sa tombe, 14 ans après ma première visite. Il fait partie de moi. On a refait une photo d’ailleurs. Avec Mila. Une française qui vit à Los Angeles depuis plus de 20 ans. Après cette session et notre rencontre, elle a suivi tout mon périple. C’était quasiment toujours elle qui commentait mon texte du jour en premier. Elle et son compagnon Stiff. Ils avaient mon mood du jour en primeur, sans décalage horaire. C’était chouette de les sentir là.
- C’est cool d’avoir de nouveaux Amis. Ton amoureux vient te retrouver bientôt ?
- Oui, dans quelques jours. L’année dernière, j’ai atteint Nulle part juste la veille de son arrivée. Avec du recul, je ne sais pas comment j’ai réussi à faire ça. À tenir ma feuille de route pendant 4 mois. C’était un vrai marathon. Cette année, je suis en avance, les kilomètres avalés en bus à cause de la chaleur m’ont fait gagner du temps. Oh, les bus Greyhound, plus jamais. Nevermind. C’est passé. Je l’ai fait. Je ne réalise pas encore. Quand je me vois en photo avec Werner, j’ai du mal à me dire que c’est moi. Que j’ai marché sur cette ligne. Celle tracée par Anna de l’Atelier Tout Va Bien, sur la petite carte qui présentait le projet. Tu te rends compte, ce n’est plus un projet. Je l’ai fait. Je ne peux pas m’empêcher de me le répéter chaque jour. Je l’ai fait. I did it. Il faut que je décompresse. Que j’atterrisse. Je n’ai pas encore vraiment eu le temps de me reposer. C’était intense l’arrivée. L’accueil merveilleux à la supérette. Les Amis de Nulle part. Peter, Krista, Sabrina, Tanner, Randal, Robbie. Enfin tu as vu tout ça.
- Oui, c’était incroyable. Tout ce partage. Et le type qui est venu te filmer pour « Is it a Great State or What ?! », ça alors !
- Ahahah.
- Ça va te faire du bien de prendre un peu de temps avec ton amoureux sur les routes avant de rentrer en France pour te réinsérer dans ton école et préparer ton expo.
- Oui j’ai hâte. On va aller au Yellowstone et au Glacier National Park, tu sais, là où a été tournée la scène d’intro de Shining, quand ils sont dans la Coccinelle.
- Oh waw, tu m’emmènes ?
- Ah non, ça c’est privé ! Mais je te montrerai des photos. Bon, je te prête une robe et on va prendre un verre au frais dans la maison que me prêtent Peter et Krista ?
- Oh oui, grave, je n’en peux plus d’être à poil par terre, ça suffit, on a autre chose à faire.
- Oui, t’inquiète, c’est fini tout ça. On y va à pied ? C’est juste à 2 petits kilomètres.
- Pffffff.
- Allez, viens. Dansons Nowhere.
- OK. Viens-là, fais-moi un hug.
- On l’a fait.
- Ouais.